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LA FIN DE LA PHASE RÉVOLUTIONNAIRE BOURGEOISE DANS LE « TIERS MONDE »


Content :

La fin de la phase révolutionnaire bourgeoise dans le « Tiers Monde »
Cycles et aires
Phases, principes et tactique
La grande série des aire
Révolution bourgeoise et « suppléments de révolution »
Comment déterminer quand la bourgeoisie cesse d’être une classe ascendante
La domination de la bourgeoisie en tant que classe
Rapports entre jeunes bourgeoisies et impérialisme
Unification tourmentée mais accélérée des jeunes classes bourgeoises
À la limite de deux époques
Le vrai résultat des révolutions bourgeoises, c’est l’apparition du prolétariat
Quel « héritage » nous laisse la bourgeoisie
Soixante ans après Bakou
Notes
Source


La fin de la phase révolutionnaire bourgeoise dans le « Tiers Monde »

La seconde guerre impérialiste, venant après la défaite du mouvement prolétarien sous les coups de la contre-révolution stalinienne, l’enfonça complètement dans l’abîme. Ce n’était pas le formidable cycle d’expansion de l’après-guerre qui pouvait le réveiller. Au contraire, les élans étaient destinés à échouer sur lui. Pour que la lutte reprenne, il fallait d’une part un parti, même petit, mais ayant acquis, grâce à sa continuité d’action sur la base de la théorie marxiste entièrement restaurée, un certain degré d’influence sur les masses et donc sur les situations et d’autre part une nouvelle crise internationale du capitalisme qui endommage les amortisseurs sociaux mis en place par les grands impérialismes. Voilà quelles étaient nos « perspectives de l’après guerre »[1].

Mais nous n’ignorions pas que la seconde guerre avait en même temps ouvert une formidable brèche dans la domination des vieux impérialismes européens, qui s’étaient acharnés les uns contre les autres. Nous savions que si la marche de la révolution communiste était momentanément interrompue, le jeu des forces sociales que mettait en mouvement la pénétration du capitalisme dans les continents dominés ne s’arrêtait pas, que la révolution bourgeoise, anti-féodale et anti-impérialiste, dont le cœur se trouvait en Orient, devait poursuivre son cours inexorable, même si l’histoire nous privait encore de la possibilité de greffer sur son élan, comme cela avait été le cas en Russie, une victoire prolétarienne et communiste.

C’est tendu vers ce mouvement social vivant que notre parti consacra une longue série de Réunions Générales et de travaux à rétablir l’intégralité de la théorie marxiste et à restaurer notre vision historique des mouvements nationaux[2]. Il est tout à fait symptomatique que l’appréciation du facteur national ait constitué l’une des pierres de touche qui, lors de la scission de 1952, permit au parti de se donner une orientation ferme et homogène sur laquelle il travaille depuis. Nous nous sommes également efforcés de faire l’étude des grandes révolutions en cours, de leur trajectoire et de leurs perspectives[3], sur le modèle du travail fondamental effectué pour la Russie[4].

Il était nécessaire de rappeler tout d’abord que la destruction des vieux rapports féodalo-impérialistes est une prémisse objective du communisme :

« La condition centrale pour que le socialisme triomphe est le capitalisme lui-même », proclamions-nous en 1946, « même si le parti révolutionnaire, dès sa première apparition, mène contre lui une guerre acharnée et, au fur et à mesure que le rapport des forces le permet, gravit les échelons qui vont de la critique scientifique à l’opposition de principe, à la polémique et à l’insurrection armée »[5].

Il fallait également rappeler que la lutte politique contre les forces féodalo-impérialistes déblaie le terrain de la lutte prolétarienne.

« Dans les pays d’Asie, où domine encore l’économie agraire de type patriarcal et féodal », écrivions-nous en 1953, « la lutte politique des ‹ quatre classes › est un facteur de victoire dans la lutte communiste internationale, même quand elle aboutit dans l’immédiat à l’instauration de pouvoirs nationaux et bourgeois : tant par la formation de nouvelles aires où seront à l’ordre du jour les revendications socialistes, que par les coups que ces révoltes portent à l’impérialisme euro-américain »[6].

Il était indispensable de déterminer par l’étude les limites d’espace et de temps dans lesquelles le facteur national agit révolutionnairement, et donc de préciser les « aires » dans lesquelles les luttes de classes bourgeoises et d’États avaient encore une portée subversive, alors que dans la vieille Europe, Marx avait déjà clos ce cycle avec l’alignement des bourgeoisies française et allemande contre la Commune de Paris.

Il fallait enfin restaurer l’attitude traditionnelle du marxisme révolutionnaire dans de tels mouvements sociaux. L’erreur classique est ici de conclure du caractère capitaliste-bourgeois de la lutte à la subordination du parti prolétarien à l’idéologie et au programme bourgeois : c’est aussi bien l’erreur du frontisme, qui prêche l’union avec d’autres partis sous prétexte de lutte immédiate commune, que celle de l’indifférentisme, qui s’abstient de la lutte elle-même pour… ne pas être influencé par son idéologie ! Le prolétariat participe à la lutte sous son propre drapeau et considère le capitalisme comme son adversaire, dès le début, même lorsqu’il l’aide à naître. Sa perspective est de regrouper ses forces dans la lutte bourgeoise elle-même et de s’emparer du pouvoir dès que possible, de ne s’arrêter à aucune étape, de déclarer la révolution en permanence jusqu’à ce que toutes les classes possédantes soient soumises à sa dictature de classe, et ce à l’échelle internationale[7].

En 1848–50, la scène était celle de la lutte anti-féodale en Europe, où le prolétariat lançait déjà ses premières ruades. Le reste du monde n’était pas encore en mouvement, malgré les fulgurants éclairs de la révolte des Taïping en Chine.

En 1917–26 la scène était désormais celle de la lutte prolétarienne contre les grands États bourgeois qui dominaient le monde entier. En même temps, les masses paysannes de l’Orient se dressaient contre l’impérialisme. La victoire de l’alliance entre ces deux mouvements aurait hâté la transformation moderne de l’Orient en lui épargnant les misères dont elle s’accompagne nécessairement sous le joug capitaliste-impérialiste.

Et dans la période qui vient, une fois passée la grande vague de luttes anti-impérialistes du second après-guerre et au moment où nous escomptons un réveil prolétarien, où en est arrivé l’Orient dans sa transformation capitaliste et bourgeoise ? Quelles forces vont peser dans la balance entre la bourgeoisie impérialiste et le prolétariat communiste ? Quels caractères devra prendre la lutte prolétarienne dans telle ou telle région, quel « héritage » la bourgeoisie a-t-elle laissé au prolétariat, et dans quelle mesure exacte a-t-elle « déblayé le terrain » pour la lutte prolétarienne ?

Telles sont les questions brûlantes que nous avons commencé à aborder dans l’un des rapports à la Réunion Générale du Parti de l’automne 1979. Cependant, avant même de répondre à ces questions, le rapport a dû reprendre la conception marxiste des cycles historiques et des différentes aires où ils se déroulent. Il a fallu ensuite parcourir tout le cycle ascendant de la domination bourgeoise à partir de l’expérience des révolutions du XIXe siècle, les heurts révolutionnaires qui se succèdent jusqu’à ce que la bourgeoisie ait épuisé toute capacité progressive ; tout cela pour déterminer le moment où le prolétariat se trouve être la seule classe ascendante.

Cycles et aires

L’idée de cycles historiques successifs est au cœur même du matérialisme historique qui considère l’histoire humaine comme une succession de modes de production : communisme de tribu, esclavage antique et féodalisme (si l’on considère l’Europe), mode de production « asiatique » en Orient, capitalisme, enfin communisme de l’espèce.

Le capitalisme naît lui-même dans une société précapitaliste. Il bouleverse complètement les vieux rapports de production, industrialise la société, doit se heurter aux rapports politiques et juridiques existants, ce qui entraîne des révolutions politiques qui libèrent la société du poids des vieilles classes dominantes contre lesquelles est dirigée la machine de l’État moderne. C’est la phase de jeunesse du capitalisme. Dès lors, le développement des forces productives s’opère en grand, l’appareil de production prend une puissance sans précédent, le capitalisme s’empare de toute la société qu’il modèle à son image. C’est la phase de stabilisation des rapports sociaux par laquelle le capitalisme traverse l’âge mûr. Enfin apparaissent avec le temps les risques de la vieillesse. Les crises périodiques deviennent de terribles attaques où s’affrontent désormais les monstres productifs et étatiques pour le repartage de la planète entière. Le capitalisme est devenu lui-même un obstacle au développement de forces productives qu’il a engendrées. Cette phase a été définie par Lénine comme l’« Impérialisme, stade suprême du capitalisme » c’est-à-dire la phase sénile qui est, en même temps, l’« antichambre du socialisme ».

Le capitalisme connaît donc historiquement trois phases classiques[8]. Cependant, le simple fait de parler de phases et de cycles du capitalisme fait apparaître immédiatement la multiplicité des cycles capitalistes réels, pour la bonne raison que les rapports bourgeois n’ont pas été introduits en même temps dans toutes les régions du monde : au XVIIIe siècle l’Angleterre était déjà bourgeoise et industrielle, avec une majorité de la population travaillant hors de l’agriculture, alors que la Russie en était encore à développer le servage. Au XXe siècle, l’Europe était déjà secouée par des crises de vieillesse impérialiste, alors que des continents entiers commençaient à peine à connaître les premières secousses sociales consécutives à la pénétration des rapports marchands et bourgeois dans toute une gamme de vieux rapports sociaux, dont certains ne dépassaient pas encore le stade tribal patriarcal. L’idée de cycles et de phases est donc inséparable, dans la théorie marxiste, de celle d’aires où sont parcourus ces phases et ces cycles. Il ne suffit donc pas d’étudier les limites historiques des différentes phases du capitalisme, il faut encore préciser les limites géographiques où elles ont cours. D’où le concept d’« aires » qu’à défaut de terme plus évocateur nous avons utilisé pour servir à la délimitation de la tactique du parti prolétarien[9].

Le cycle politique des différentes bourgeoisies correspond naturellement à celui de l’économie capitaliste : la bourgeoisie est révolutionnaire, puis réformiste, enfin contre-révolutionnaire. Cependant, ce cycle politique ne coïncide pas nécessairement avec le cycle économique dans chaque pays. Il peut être allongé ou retardé. Il est plus souvent raccourci. On se place en effet ici, non plus du point de vue des rapports entre forces productrices et rapports de production, où si l’on veut du point de vue des tâches révolutionnaires objectives à accomplir, mais du point de vue de la capacité de la classe bourgeoise à affronter ces tâches.

Une illustration typique de ce décalage est donnée par la Russie du début du siècle ; pour tous les marxistes, les tâches immédiates y sont anti-féodales et capitalistes, mais la bourgeoisie se révèle incapable d’y faire face et c’est le prolétariat qui doit prendre le pouvoir pour les réaliser. Naturellement, il a également apporté son grain de sel dans le chaudron de la révolution, en effectuant une tâche purement communiste : celle de mettre fin à la guerre impérialiste. Du reste, la couardise de la bourgeoisie dans sa propre révolution avait déjà été mise en évidence par Marx et Engels dans l’Allemagne de 1848.

À quoi tient donc ce décalage entre cycle politique bourgeois et cycle économique du capital ? Pour le comprendre il faut tenir compte du fait que si le premier est bien le reflet du second, il n’en est pas le reflet mécanique. Il en est la traduction sur le terrain d’une lutte des classes. Il s’ensuit que ce qui est déterminant du point de vue des phases historiques, c’est le degré de maturité atteint par les antagonismes de classes. Or si cette maturité est conditionnée par celle du sous-sol économique, elle l’est également par d’autres facteurs, comme l’ensemble des classes en présence et les rapports des luttes existant dans et entre les différents pays, dans la mesure où les événements d’un pays ou d’une aire réagissent sur ceux des autres pays et des autres aires.

C’est ainsi que l’insurrection du prolétariat parisien coupa les ailes révolutionnaires de la bourgeoisie allemande dans ses velléités anti-féodales, alors que les révolutions des bourgeois et du « peuple » en France soulevèrent plusieurs fois la révolte des gentilhommes polonais contre le tsarisme. Tout cela se passait à l’intérieur de la même aire ou du même groupe d’aires. Si nous prenons maintenant des aires différentes, on sait que le soulèvement parisien du 18 mars 1871 entraîna le déclenchement immédiat de l’insurrection anticoloniale (8 avril 1871) qui couvait en Algérie, tout comme l’affaiblissement des vieux impérialismes européens entraîna la vague d’émancipation coloniale du second après-guerre ; réciproquement, Marx espérait comme contre-coup de la révolution anti-féodale en Chine en 1853 une crise économique et sociale, et la révolution prolétarienne en Angleterre. On pourrait donner une infinité d’illustrations de ces réactions et interactions réciproques entre les différentes classes et les différentes aires.

« Dans l’examen des situations, » avons-nous écrit en pensant à de grandes périodes historiques et non à de simples péripéties, « il faut donc évidemment tenir compte :
a) de la coexistence dans le même pays des différents types fondamentaux de technique productive (servage, petite culture libre, artisanat libre, industrie, et services collectifs) ;
b) des différentes classes sociales, dont le nombre est toujours supérieur aux deux protagonistes de l’époque historique en cours ;
c) du rapport de forces politique, en fonction de la classe qui est la plus armée, la plus autonome et qui domine les autres »[10].

Cette dernière idée est fondamentale. C’est précisément celle que Lénine met en relief dans un article qui est pour cette étude un texte de référence, puisque la discussion porte justement sur la délimitation des phases historiques et ses conséquences pour le parti. Il est donc utile de citer longuement :

« A. Potressov a intitulé son article : ‹ À la limite de deux époques ›. Il est hors de doute que nous vivons à la limite de deux époques, et les événements historiques d’une importance considérable qui se déroulent sous nos yeux ne peuvent être compris que si l’on analyse, en tout premier lieu, les conditions objectives du passage de l’une à l’autre. Il s’agit de grandes époques historiques : il y a et il y aura dans toute époque des mouvements partiels, particuliers, dirigés tantôt en avant, tantôt en arrière ; il y a et il y aura des écarts par rapport au type moyen et au rythme moyen du mouvement. Nous ne pouvons savoir à quelle allure ni avec quel succès se déploieront les mouvements historiques d’une époque donnée. Mais nous pouvons savoir et nous savons quelle classe se trouve au centre de telle ou telle époque, et détermine son contenu fondamental, l’orientation principale de son développement, les particularités essentielles de son cadre historique, etc. C’est seulement sur cette base, c’est-à-dire en considérant tout d’abord les traits distinctifs essentiels des diverses ‹ époques › (et non des épisodes particuliers de l’histoire de chaque pays) que nous pouvons déterminer correctement notre tactique ; et seule la connaissance des traits fondamentaux d’une époque permet d’envisager les particularités de détail présentées par tel ou tel pays »[11].

L’important est donc de savoir quelle classe se trouve au centre de telle ou telle époque période ou phase, et cela non pour tel ou tel pays pris en particulier, mais pour des aires entières qui peuvent s’étendre sur des continents entiers et même les dépasser. Les alignements des classes débordent donc largement le cadre des frontières nationales. La révolution de 1848 était bien bourgeoise et nationale, mais son champ d’action était européen. La vague d’émancipation anticoloniale du second après-guerre n’a pas été chinoise, ni algérienne, ni cubaine : elle a balayé en tous sens et à plusieurs reprises toute la « zone des tempêtes ».

C’est donc en tenant compte de ce critère général, considéré à l’échelle non d’un pays mais d’une aire entière, que le marxisme a déjà analysé hier la trajectoire de la bourgeoisie euro-américaine. On pourrait se référer à de nombreux textes pour en indiquer les époques ou phases classiques. Celui de Lénine déjà cité nous suffira ici :

« La classification courante des époques historiques, fréquemment indiquée dans la littérature marxiste, maintes fois reprise par Kautsky et adoptée par A. Potressov dans son article, est la suivante : 1) 1789–1871 ; 2) 1871–1914 ; 3) 1914- ? […] La première époque qui va de la grande Révolution française à la guerre franco-allemande, est celle où la bourgeoisie est en plein essor, où elle triomphe sur toute la ligne. Nous avons affaire ici à la bourgeoisie montante, à l’époque des mouvements démocratiques bourgeois en particulier, à l’époque où les institutions périmées de la société féodale et absolutiste disparaissent rapidement. La seconde époque est celle où la bourgeoisie, parvenue à une domination sans partage, commence à décliner ; c’est l’époque de la transition qui mène de la bourgeoisie progressiste au capital financier réactionnaire et ultra-réactionnaire. C’est l’époque où une nouvelle classe, la démocratie moderne, prépare et rassemble lentement ses forces. La troisième époque, qui vient à peine de commencer, place la bourgeoisie dans la même ‹ situation › que celle des seigneurs féodaux au cours de la première époque. C’est l’époque de l’impérialisme et des ébranlements impérialistes ou découlant de l’impérialisme »[12].

Lénine écrit plus loin avec encore plus de force illustrative :

« Naguère classe avancée et ascendante, la bourgeoisie est devenue une classe décadente, déclinante, moribonde, réactionnaire. C’est une tout autre classe qui, sur le vaste plan de l’histoire, est devenue la classe ascendante »[13].

Pour utiliser la même image, dans la phase révolutionnaire et ascendante de la bourgeoisie, le prolétariat est lui-même ascendant. Les deux classes vont dans le même sens, la première tirant l’autre, au moins au début, et l’entrainant sur la scène historique où les premières disputes commencent avec les premiers « coups de tête » prolétariens. Dans la seconde phase, le prolétariat continue à aller de l’avant, mais il se retrouve de plus en plus souvent seul, c’est-à-dire opposé à la bourgeoisie, dont la courbe commence à décliner. Enfin, dans la troisième période, la courbe de la bourgeoisie présente une branche descendante tandis que celle du prolétariat continue à être ascendante : les deux courbes se séparent donc irrésistiblement, l’antagonisme entre les deux classes devient si puissant qu’il n’admet plus d’autre issue historique immédiate que l’élimination de la bourgeoisie.

La question qui se pose aujourd’hui pour les vastes aires secouées par la révolte anti-impérialiste, c’est de savoir où en est la trajectoire de la bourgeoisie : est-elle encore ascendante, commence-t-elle à décliner ou est-elle devenue irrémédiablement décadente ? En d’autres termes, le prolétariat peut-il encore considérer que d’autres forces vont dans le même sens que lui (et dans ce cas, où les trouve-t-on, sur quel terrain et pour combien de temps), ou bien est-il devenu là aussi la seule classe ascendante ?

Phases, principes et tactique

Cependant, avant de passer à l’étude économique et historique proprement dite, il est indispensable de se prononcer sur l’importance que revêt un changement d’époque, de période ou de phase pour le parti prolétarien.

Il devrait être clair que pour une armée en campagne, le but et la stratégie ne changent pas si les alliés du moment changent et même si la configuration du terrain de la bataille se modifie. Seule la tactique est modifiée avec le changement de l’alignement des forces. Il en va de même pour le parti prolétarien, qui est l’état-major d’une armée en guerre, et la plus féroce de toutes, la guerre civile. Son but, son programme de transformation de la société, ses principes, c’est-à-dire les armes impératives de sa victoire, sont fixés dès le début. Mais les voies d’approche de la bataille décisive, la nature des combats où se regroupent les forces de l’armée prolétarienne, les rapports avec les autres forces capables de contribuer à la préparation du terrain de l’assaut final, changent avec les situations historiques.

Aujourd’hui, toutefois, le juste rapport entre phases, principes et tactique a été complètement détruit par la contre-révolution stalinienne. C’est au point que Lénine est présenté par toute la faune parasitaire du « marxisme universitaire » de l’Est comme de l’Ouest comme le génial inventeur du rôle du facteur national dans l’histoire, facteur que les pauvres Marx et Engels auraient sous-estimé, et même parfaitement ignoré hors d’Europe par une sorte d’aveuglement « eurocentriste »[14].

À côté de cette erreur que l’on pourrait qualifier de « situationniste », il en existe une autre qui guette aussi le parti au tournant des phases historiques. C’est celle de la simplification, du schématisme, le genre d’erreur qu’a dû précisément combattre Lénine au début du siècle en particulier par l’article déjà amplement cité plus haut[15]. L’erreur de « l’économisme impérialiste » peut être formulée ainsi : « du fait que la phase sénile du capitalisme est atteinte, c’est-à-dire que le monde entier est sous la coupe de l’impérialisme, les tâches immédiates de la révolution sont partout anticapitalistes et communistes ».

Du point de vue historique, une telle bêtise n’est pas nouvelle : elle élargit à l’échelle du monde ce que les chauvins français de type proudhonien faisaient au niveau de l’Europe en 1848 : puisque la France a fait sa « révolution politique », pensaient-ils, la « révolution sociale » est désormais à l’ordre du jour partout. Il y a ici une confusion totale entre les tâches politiques et les tâches économiques.

Il n’était en effet pas impensable dans le premier après-guerre que le prolétariat puisse s’emparer du pouvoir dans les principaux pays impérialistes et associer à lui les révolutions paysannes et anti-impérialistes de l’Orient. Cette formule s’est même réalisée en raccourci dans la Russie de 1917. Mais affirmer que l’on peut immédiatement transformer les rapports sociaux dans un sens communiste, c’est tout autre chose. En Russie, Lénine a lui-même affirmé que c’était impossible sans la révolution en Europe et la transformation consécutive des paysans parcellaires russes en ouvriers de grandes exploitations modernes. Le problème est donc celui du développement réel, de la maturité économique de la société. Il est clair pour le marxisme que dans le passage de l’économie naturelle au travail de l’espèce unie, le capitalisme est une force de transformation révolutionnaire, même si c’est de façon contradictoire, et que son résultat, la grande industrie et le travail associé, sont une condition économique du socialisme. Nous n’avons donc nulle gêne théorique à considérer que les aires du capitalisme le plus sénile atteint sur une partie de la planète puissent coexister avec des aires où le tissu social est encore susceptible d’être utilement transformé par le capitalisme. La transformation réelle des rapports sociaux, aucun décret ne peut l’accomplir. Le prolétariat peut seulement, en s’emparant du pouvoir à l’échelle de la planète, la raccourcir et en réduire, voire supprimer, les effets catastrophiques pour les masses[16].

Cela ne signifie nullement que sous la domination de l’impérialisme on doit passer partout, dans toutes les nouvelles aires défrichées, par les phases qu’a connues le « type pur » européen. Les formes de passage à la société moderne peuvent varier considérablement d’une région à l’autre, pour cette simple raison qu’elles sont différentes au départ. Ainsi, le capitalisme est né spontanément dans la société féodale européenne. Dans les sociétés orientales où le marché existait, mais ne pénétrait pas les campagnes, et où l’artisanat était encore lié à l’agriculture, il fut greffé sur le marché dès lors que les villages purent être ouverts aux marchandises occidentales. Dans les sociétés d’Afrique Noire et d’Amérique du Sud où le marché était pratiquement inexistant, le peuplement blanc a soumis toute une gamme de communautés paysannes plus ou moins primitives à un esclavage de type colonial, et les voies de passage au plein capitalisme y’ont donc été encore différentes[17].

De plus, la vitesse du parcours peut varier. Il n’y a aucune raison pour que les cycles des jeunes capitalismes se calquent sur le « modèle » européen, car ces pays sont contraints d’adopter au plus tôt les méthodes concentrées et sophistiquées du capital impérialiste, non seulement pour des motifs de simple concurrence économique, mais également pour des raisons de rapports de force militaires. Il leur faut donc parcourir les étapes du développement capitaliste à marches forcées. Le Japon est une illustration parfaite de ce phénomène. Enfin, les affres de cette course effrénée des jeunes capitalismes sont encore aggravées par le poids du capitalisme avancé et des rapports impérialistes sur le marché mondial, déjà devenu trop étroit pour eux.

Il s’ensuit que plus les pays jeunes cherchent à rattraper leur retard industriel, plus les lois du capitalisme se manifestent violemment sur leur organisme encore fragile. C’est ainsi que la surpopulation relative que le capitalisme mondial produit spontanément vient ici s’ajouter à celle dont souffrent ces pays du fait de leur place difficile dans la concurrence internationale, ce qui provoque l’effroyable « marginalisation » de masses humaines énormes entassées dans les bidonvilles d’immenses cités, sans espoir de travail et sans autre avenir que la sous-alimentation chronique et la misère absolue.

De cette interaction des différentes aires sous la coupe de l’impérialisme naît donc le besoin de la révolution communiste, avant même que le tissu social ne soit devenu entièrement mûr pour une transformation communiste immédiate dans les aires économiquement en retard. En effet, ces dernières souffrent tout autant, pour paraphraser Marx, de l’excès de développement du capitalisme mondial que du manque de développement local.

La grande série des aires

Notre parti a présenté dans de nombreux textes la série des différentes aires[18], mais c’est sans doute dans « Russie et Révolution » que la question a été traitée le plus à fond[19].

La première aire est constituée par l’Angleterre, berceau du capitalisme et où la bourgeoisie s’empare du pouvoir dès 1649.

Le cas de l’Europe occidentale et centrale est particulièrement intéressant. Le « coup de tonnerre » de 1789 a produit ses répercussions dans toute l’Europe, mais la Sainte Alliance a fait succomber la révolution après 26 ans de combat, sans pouvoir toutefois rétablir les vieux rapports sociaux en France. Ce pays garda donc la physionomie d’une aire spécifique jusqu’à l’approche de 1848, où le marxisme avance la perspective de la révolution en permanence : le prolétariat, en s’emparant du pouvoir à Paris, devait donner le signal de la révolution allemande, où le prolétariat aurait coiffé la bourgeoisie au poteau ; la révolution pourrait alors vaincre la résistance de la grande forteresse bourgeoise, l’Angleterre, et l’Europe prolétarienne unie serait en mesure de déclarer la guerre révolutionnaire à la Russie des tsars, encore barbare et féodale. C’est seulement après sa démolition que la victoire du prolétariat serait assurée. La défaite du prolétariat parisien ne confina pas seulement la révolution européenne de 1848–50 dans un horizon bourgeois. Elle eut pour conséquence la contre-révolution féodale, qui unifia toute l’aire européenne.

Les guerres nationales prirent alors le relais des révolutions populaires avec les heurts de 1859, 1866, 1870, tandis que l’Amérique elle-même achevait sa révolution bourgeoise avec la victoire de 1865 sur la sécession sudiste. Ces événements couronnés par la Commune de Paris de 1871 firent désormais de l’Amérique du Nord, de l’Europe occidentale et centrale et de l’Angleterre, une seule et même aire qui parviendra de façon unitaire à la phase impérialiste en entrainant le Japon et la Russie dans son sillage.

Les leçons de ce cycle sont particulièrement intéressantes pour aujourd’hui, puisqu’on y voit par exemple le poids formidable que le tsarisme, extérieur à l’aire européenne, et le prolétariat, facteur interne mais non bourgeois, exercent sur l’alignement des forces bourgeoises elles-mêmes à l’échelle du continent : la défaite de la révolution libérale en Europe centrale a donné à la bourgeoisie française, déjà aux prises avec un prolétariat combatif, un regain d’élans progressistes, tandis que l’insurrection de Juin à Paris a annihilé complètement les velléités de lutte politique de la bourgeoisie allemande, venue en retard dans son aire. En fin de compte l’unification, l’homogénéisation politique d’une aire s’opère à travers les avances et les retards des différentes classes, pour tendre à un alignement général des classes qui permet de circonscrire les limites des différentes aires.

À la fin du XIXe siècle, on assiste à la naissance d’une aire révolutionnaire bourgeoise chez les Slaves du Sud et en Russie, qui touche à sa fin avec les guerres balkaniques et la révolution turque de 1912, et la victoire du pouvoir prolétarien en Russie en 1917. Dans une certaine mesure, nous avons pu considérer, comme Lénine l’a déjà fait avant nous, la Russie comme faisant partie d’une grande aire européenne, ceci par rapport à l’aire asiatique : c’est ce qui explique l’incapacité totale de la bourgeoisie russe à accomplir ses propres tâches : elle a poussé à fond les tendances de la bourgeoisie allemande, parce qu’elle était liée à l’Europe par mille fils sociaux et politiques.

Le cas du Japon, sorte d’Angleterre de l’Extrême-Orient, est un peu à part ; la transformation bourgeoise y fut entamée en 1868, mais la guerre russo-japonaise a montré qu’au début du XXe siècle il avait déjà pris une longueur d’avance sur son énorme voisin continental.

L’Amérique latine forme indéniablement une aire particulière. S’émancipant de la tutelle espagnole en contrecoup des guerres napoléoniennes, elle est tombée ensuite sous la couple anglaise qui l’intègre de plus en plus au marché international avant que les États-Unis en fassent leur chasse gardée. À l’exception de la révolution mexicaine de 1911, cette région n’a pas connu de grandes révolutions comme ce fut le cas de l’Europe ou de l’Asie. L’émigration ouvrière européenne (en particulier espagnole et italienne) a produit au début du siècle un mouvement ouvrier combatif, qui a rapidement été submergé par la conjugaison du reflux révolutionnaire prolétarien international et d’une industrialisation qui s’est servie des guerres impérialistes comme d’un tremplin. La vague sociale de l’après-guerre répond en Amérique latine aux résultats de cette transformation capitaliste qui exigeait des changements politiques correspondants. Il y eut les soulèvements en Colombie, en Bolivie, et au Guatemala. Il y eut enfin la révolution cubaine de 1959, qui a pris d’autant plus de relief que la vague anti-impérialiste s’appuie là sur des rapports véritablement coloniaux.

L’Orient, allant dans la terminologie du XIXe siècle de la Chine au Maghreb, s’est éveillé à la lutte nationale bourgeoise dans le sillage de l’Europe orientale. La défaite militaire de la Russie devant une puissance asiatique et la révolution de 1905 en Russie ont eu leurs contrecoups en Iran avec la révolution constitutionnelle de 1905, en Turquie avec le mouvement des Jeunes Turcs en 1908, en Chine avec la révolution républicaine de 1911, la lancée en 1906 du terrorisme et de la lutte populaire anticoloniale, la naissance du mouvement national en Égypte en 1907, et en Indonésie en 1908.

Dès lors, tous ces événements devaient réagir les uns sur les autres et s’épauler mutuellement. La première guerre impérialiste, par la brèche qu’elle ouvrait dans le mur des forteresses impérialistes et, il va sans dire, la révolution bolchevique, donnèrent un formidable élan à l’ensemble de l’Asie. La vague grossit, entraîna massivement la paysannerie et, surtout, la classe ouvrière put trouver autour de l’Internationale de Lénine un pôle d’organisation dès ses premiers pas sur la scène politique. Le prolétariat n’attendit pas que la bourgeoisie ait épuisé ses capacités de lutte pour s’affronter à elle. Il se posa directement en concurrent dans la conduite de la révolution anti-féodale et anticoloniale et dans la direction des révoltes paysannes ; il lutta sans auto-censure pour ses propres revendications face à la bourgeoisie. Le résultat fut une bataille immédiate. Ce furent la répression du mouvement prolétarien en Turquie par Kemal Pacha en 1922, en Égypte par Zaghloul Pacha et le Wafd en 1923, le coup d’arrêt donné en Inde au mouvement national lui-même dès qu’il passe à la fin 21 à l’affrontement violent avec l’impérialisme, et le prêchi-prêcha de Gandhi sur la non-violence. Ce fut, en Chine, la paralysie du mouvement prolétarien par la tactique funeste de l’entrée dans le Kuomintang qui livra ouvriers et paysans chinois à l’holocauste de Tchang Kaï-chek.

Les massacres de millions de paysans du Hunan et du Hubei par les troupes du Kuomintang en 1926, de centaines de milliers de prolétaires chinois à Canton et Shanghai en 1926–27 et l’élimination de tout mouvement prolétarien organisé, parallèle à la répression des grèves et des insurrections populaires en Indonésie fin 1926 début 1927, ne marqua pas seulement la fin de la possibilité de la révolution double greffée sur la révolution anticoloniale en Asie. Elle sonna aussi le glas de la vague anticoloniale du premier après-guerre, en même temps que la fin de celle de la révolution prolétarienne en Europe et en Russie. Seuls quelques mouvements ont pu prendre leur essor dans les années trente, comme en Indochine, en Palestine et en Algérie.

Dès lors, c’est la seconde guerre qui devait ouvrir une nouvelle brèche au mouvement social. La bourgeoisie, débarrassée d’un mouvement prolétarien indépendant et de l’aile radicale du mouvement paysan, va pouvoir montrer toute sa capacité historique progressive sans être fondamentalement gênée par la contestation sociale. Après la grande occasion manquée des années 20 où le prolétariat n’a pas pu saisir le pouvoir, s’est donc ouvert un nouveau cycle bourgeois dans ce qui devait devenir la « zone des tempêtes ». Nous avions déjà vu une certaine unification de toute l’aire allant de l’Égypte à la Chine. Dans le second après-guerre, cette aire s’unifia davantage encore en s’intégrant le Maghreb, et ses luttes se répercutèrent en Afrique Noire, qui participa à la vague d’indépendance, ainsi qu’en Amérique latine, qui connut elle-même une sorte de regain anti-impérialiste.

Le problème qui se pose maintenant à nous est celui de la fermeture du cycle révolutionnaire bourgeois dans les pays qui ont été secoués par cette grande vague anti-impérialiste. Nos maîtres l’ont étudié pour le cycle européen et nous nous référerons à eux, tout en tenant compte des caractéristiques propres au XXe siècle, où ce cycle est parcouru sous la coupe de l’impérialisme.

Révolution bourgeoise et « suppléments de révolution »

Il serait absurde d’imaginer la révolution comme un phénomène instantané qui étendrait d’un seul coup toutes ses conséquences dans tous les domaines de la société. La révolution – et cela est vrai aussi bien pour la révolution communiste que pour la révolution bourgeoise bien que dans une acception différente – n’est pas un acte unique, mais une succession plus ou moins longue de bouleversements révolutionnaires qui s’étendent sur une période historique entière.

Si l’on prend l’Angleterre, que la myopie bourgeoise intéressée cite comme exemple de transformation pacifique par des réformes et non par des révolutions, on oublie trop souvent qu’elle fut secouée de 1648 à 1688 par une formidable instabilité sociale, une suite de révolutions, de guerres civiles et de contre-révolutions, de nouvelles révolutions. C’est au terme de cette période agitée longue de quarante années que la bourgeoisie anglaise mit définitivement la main sur le pouvoir d’État. C’est seulement alors qu’elle put prendre toutes les mesures indispensables à la victoire définitive et au plein développement de l’industrie. Elle le fit par le haut, grâce au pouvoir d’État, où si l’on veut par des réformes et non par des révolutions modifiant la nature de l’État. Ce qui n’alla d’ailleurs pas sans batailles politiques, notamment pour éliminer du pouvoir le secteur le plus archaïque de la bourgeoisie, les propriétaires fonciers, avec lesquels la bourgeoisie manufacturière partageait le pouvoir au départ.

Le cas de la bourgeoisie française est également éloquent : vingt-six ans de révolutions de 1789 à 1815, sous forme de révolutions politiques d’abord, de guerres révolutionnaires ensuite, mais la bourgeoisie bien que socialement victorieuse ne parvint pas à imposer son pouvoir. Chassée par la contre-révolution en 1815, elle dut « refaire la révolution ». Il fallut 1830 et 1848 pour que la bourgeoisie industrielle soit portée directement au pouvoir, et pour peu de temps, car l’empire la « déposséda » politiquement. C’est seulement à partir de 1870 qu’elle détient en personne et définitivement le pouvoir. Après la « grande révolution » de 1789–95, qui est elle-même une série d’actes révolutionnaires et d’insurrections, on assiste donc aux « révolutions constitutionnelles » de 1830, 1848, 1870, qui déplacent le pouvoir d’une fraction de la bourgeoisie à l’autre et qui représentent des conditions utiles au développement historique[20].

L’exemple américain nous est également précieux, car il se passe rien moins que quatre-vingt-neuf années entre le début de la guerre d’indépendance en 1776 et la victoire sur la sécession sudiste qui, comme l’a affirmé Marx, a bien « valeur de révolution bourgeoise ». Les propriétaires fonciers qui ont la main sur les États du Sud n’étaient pas des landlords anglais. Leur mode de production de maîtres d’esclaves épuisait littéralement la nature et les hommes et l’extension du commerce de coton entraînait leur expansion dans l’Ouest et vers le Nord au risque de paralyser les marchés agricoles et le marché du travail, et donc d’asphyxier l’industrie au Nord. Une solution révolutionnaire était par conséquent inéluctable. Cet exemple nord-américain permet donc de montrer combien il serait faux de prétendre fermer a priori la phase révolutionnaire de la bourgeoisie avec l’indépendance nationale, en se fondant sur une comparaison superficielle avec l’Europe occidentale où cette fermeture a effectivement coïncidé avec la constitution en grands États nationaux[21].

Une période plus longue encore a séparé en Amérique latine la période de l’indépendance et celle de l’élimination du poids politique des vieilles classes liées à des formes antédiluviennes d’exploitation. En tenant compte de ces précédents, il est bien difficile d’affirmer que la période de transformation capitaliste révolutionnaire est aujourd’hui terminée en Afrique noire où la vague des indépendances finit à peine, même s’il est vrai que l’impérialisme moderne permet de raccourcir considérablement les cycles historiques.

La Russie enfin a connu trois révolutions en douze ans seulement : 1905, février 1917, octobre 1917, et une guerre civile qui a duré trois ans. La période révolutionnaire a été ici considérablement raccourcie par le radicalisme du prolétariat qui, en s’emparant du pouvoir a pu réaliser de façon radicale toutes les revendications habituellement contenues dans les programmes démocratiques bourgeois, sans compter les mesures qui lui sont spécifiques. La bourgeoisie n’a tenu le pouvoir entre ses mains que huit mois, de février à octobre, avant que, avec la victoire du stalinisme que nous avons pu après coup considérer comme assurée en 1926 avec le triomphe de la funeste « théorie du socialisme dans un seul pays », ses forces finissent par submerger le parti prolétarien et le captent pour ses propres besoins.

Théoriquement, dans toute cette période et même pendant un certain temps encore après sa clôture, alors qu’elle commence à décliner sans pour autant se refuser déjà à toute réforme sérieuse[22], la bourgeoisie est encore plus ou moins intéressée à la réalisation des revendications contenues dans son programme, et effectuée par l’une ou l’autre de ses fractions : grande bourgeoisie libérale, moyenne et petite bourgeoisie industrielle, petite bourgeoisie artisanale, marchande ou intellectuelle, paysannerie moyenne. La gamme de revendications à satisfaire est extrêmement variée, mais il s’agit de celles contenues dans le programme de la démocratie petite-bourgeoise, expression radicale de la révolution bourgeoise. Il peut s’agir de la liquidation du poids des vieilles classes et de l’Église, aussi bien dans la société avec les réformes agraires, que dans l’État avec les revendications républicaines, laïques, nationales et aujourd’hui anti-impérialistes. Il peut s’agir d’assurer la participation la plus large des masses à la vie politique par les fameuses libertés de presse, d’association, de réunion, le suffrage universel, ainsi que par la suppression des discriminations concernant les nationalités mineures, les femmes et naturellement la classe ouvrière et la paysannerie[23].

Plusieurs erreurs classiques découlent d’une incompréhension de l’attitude du prolétariat vis-à-vis de ces réformes, attitudes qui dérivent toutes de celles déjà relevées vis-à-vis des revendications de la révolution bourgeoise en général, dont les réformes ne sont en fait que le prolongement, la « queue historique ». La première, qui dérive du frontisme, est une « théorie des étapes », mise en vogue par le menchevisme et poussée à son paroxysme ensuite par le stalinisme et le maoisme ; selon elle, le prolétariat n’a aucune revendication propre à avancer tant qu’existent des revendications nationales ou démocratiques insatisfaites. Tout juste peut-il se faire l’exécuteur testamentaire de ces revendications, si la bourgeoisie renâcle à la tâche. Au fond, la confusion apportée par le stalinisme entre révolution bourgeoise et révolution socialiste, qui ravale le programme de cette dernière à un programmé purement bourgeois (c’est-à-dire démocratique et national) se distingue à peine du vieux réformisme qui voyait la réalisation du socialisme dans l’accomplissement des réformes démocratiques bourgeoises, et contre lequel Rosa Luxembourg mena une bataille théorique et pratique impeccable. L’autre erreur, symétrique, est une erreur de type indifférentiste, qui accepte bien la révolution bourgeoise comme une concession à la doctrine, une sorte de moindre mal, mais se refuse obstinément à soulever des revendications non immédiatement communistes dès que l’État est bourgeois, comme si le capitalisme et les revendications bourgeoises étaient non un besoin du développement historique mais une simple tromperie de l’histoire.

La méthode du prolétariat communiste consiste à soulever les revendications pressantes nécessaires au plein développement des forces productives modernes, et surtout pour déblayer le terrain de la lutte des classes entre lui et la bourgeoisie. Pour cela, le prolétariat se doit d’exiger des solutions radicales, là où la bourgeoisie hésite même à utiliser son pouvoir contre les vieilles classes et les restes de leur poids dans l’État comme dans les rapports sociaux eux-mêmes. Alors que la bourgeoisie cherche à faire de ces besoins pressants des masses un moyen de perfectionnement de sa machine d’État, non seulement contre les vieilles classes mais déjà et principalement contre le prolétariat, ce dernier fait de l’agitation pour ces revendications instrument de préparation et de mobilisation révolutionnaire ; il les considère comme une occasion de ralliement et d’entraînement des forces prolétariennes, une occasion de démarcation des différentes classes et des partis correspondants dans la lutte politique contre l’État bourgeois, et un levier pour sa propre révolution.

Dans toute cette période intermédiaire du point de vue de l’alignement des forces bourgeoises et de leurs rapports avec l’État, on ne peut plus parler véritablement de révolution double, du moins au sens où nous avons utilisé ce terme pour l’Allemagne de 1848 ou la Russie de 1917. Quand elle se termine, la seule perspective qui vaille est celle de la révolution prolétarienne, qui peut cependant avoir à assumer des tâches sociales et politiques non encore communistes.

Comment déterminer quand la bourgeoisie cesse d’être une classe ascendante

Il s’agit maintenant de délimiter globalement la phase où le prolétariat qui lie déjà la réalisation de ces réformes la plus favorable aux masses à sa propre révolution se trouve pratiquement seul à faire avancer l’histoire et devient donc l’héritier des tâches bourgeoises non encore réalisées.

Retournons dans ce but à Lénine, dont nous avons repris la classification des grandes périodes historiques classiques :

« Il va de soi, remarque-t-il, que ces délimitations, comme en général toutes les délimitations dans la nature ou dans la société, sont conventionnelles et mobiles, relatives et non absolues. Et c’est seulement d’une manière approximative que nous prenons les faits historiques les plus saillants, les plus marquants, comme des jalons des grands mouvements historiques »[24].

Quels sont les « faits saillants » qui permettent de fixer des bornes, des limites à la phase révolutionnaire dans l’aire européenne ? Le coup d’envoi de la grande « révolution » en 1789, et la Commune de Paris en 1871, avec entre les deux l’élan brisé de 1848, où un fossé sanglant s’ouvrait à Paris entre le prolétariat révolutionnaire et la démocratie bourgeoise. Comme on le remarque, les faits historiques les plus marquants résultent des luttes des classes en France. Cela n’a été sans faire tourner la tête des chauvins français qui, faute d’apporter au monde la révolution comme ils s’en vantaient en considérant la France comme le « peuple élu », lui ont du moins fait cadeau du mot chauvinisme, qui se prononce de la même manière, à la française, dans toutes les langues…

Pour nous, qui ne croyons en aucune mission morale ni aucun messianisme, si des événements français ont scandé l’histoire de toute l’aire européenne, du moins jusqu’en 1871, cela tient au fait que la révolution venait en France à son heure. Elle venait au moment où la bourgeoisie était déjà suffisamment développée pour pouvoir déployer tous ses talents. Et elle s’appuyait sur l’expérience accumulée de la révolution anglaise du XVIIe siècle et de l’indépendance américaine dont elle était un écho direct, c’est-à-dire qu’elle se présentait avec un programme déjà complet et expérimenté. Elle pouvait donc avoir l’audace de la jeunesse en même temps que déjà la maturité donnée par ses devancières. La bourgeoisie allemande viendra, elle, en retard dans son aire : elle se dresse au moment où le prolétariat, fort de l’expérience de ses frères des autres pays, aspire déjà à sa propre révolution.

Pour en venir aux révolutions du XXe siècle, Lénine prévoyait déjà que la bourgeoisie chinoise ferait preuve de bien plus de qualités révolutionnaires que la bourgeoisie russe[25]. Notre diagnostic a été le même, puisque nous avons écrit en 1953 :

« La révolution bourgeoise en Chine est venue à son heure dans son aire continentale, comme la révolution française.
La révolution capitaliste russe s’est produite en retard par rapport à l’histoire de son aire continentale : elle a brûlé les étapes en parvenant au capitalisme d’État »[26].

Dans une certaine mesure, on peut en dire de même de la révolution algérienne, qui est venue à point nommé à l’autre bout de l’aire continentale du vieux monde, au cœur des chasses gardées de l’impérialisme européen et français en particulier, et qui a entraîné dans son sillage l’Afrique noire. C’est sans doute une des caractéristiques de ces révolutions qui viennent à l’heure que l’irruption des masses paysannes sur la scène historique, bien que cela se soit passé dans des formes différentes en France, en Chine et en Algérie.

Il s’ensuit que les événements chinois ont une importance considérable pour toute l’Asie dont ils scandent véritablement l’histoire. Cela s’est déjà vérifié avec la révolution de 1911 et de 1919, plus encore avec la défaite de 1926–27 qui a marqué le coup d’arrêt de la vague révolutionnaire du premier après-guerre. La victoire de la révolution chinoise en 1949 a secoué à son tour toute l’Asie et au-delà l’Afrique et l’Amérique latine.

Venons-en maintenant à la question vitale. La Chine a-t-elle connu par la suite de grands événements qui nous permettent de reconnaître la fin d’une phase historique ? Nous avons écrit, en 1975, lors du retrait des troupes américaines du Vietnam : « Le cycle d’éveil de l’Asie ne s’est fermé que pour se rouvrir sur un plan plus élevé »[27]. Ce n’était pas un diagnostic émis à la légère : tous les événements ultérieurs vont venir le confirmer. C’est que la révolution vietnamienne n’est que le prolongement de la révolution chinoise. Le départ des Américains était assurément dû à la détermination nationale de la bourgeoisie vietnamienne, mais également à l’assurance que la Chine était désormais capable de jouer un rôle stabilisateur dans toute la région. Il est édifiant de voir la bourgeoisie chinoise, qui a présenté pendant toute une époque l’impérialisme américain comme l’ennemi numéro un – et il l’était en effet, parce que véritable vainqueur de la guerre impérialiste aussi bien sur ses ennemis que sur ses alliés –, finir non seulement par se réconcilier avec lui, mais même par s’aligner sur le même front impérialiste. La situation est comparable aujourd’hui, bien que dans une mesure moindre, à l’autre bout de l’aire, où la bourgeoisie algérienne est poussée par un cours contradictoire à se réconcilier avec l’ennemi d’hier, l’impérialisme français.

Il faut rapprocher cet événement de l’attitude de la bourgeoisie française par rapport à la Russie au siècle dernier. Engels vit dans l’alliance franco-russe de 1891 un indice certain du déclin politique irrémédiable de la bourgeoisie française, qui avait été pendant un siècle le plus fort pilier – mais pas toujours le plus conscient ni le plus courageux – de la lutte contre la réaction tsariste. Le parallèle entre l’alignement français d’hier et l’alignement chinois d’aujourd’hui sur l’ordre établi est frappant et donne un critère sûr.

Un autre fait significatif que nous avons interprété comme annonciateur de la fin d’un cycle historique est lié au Proche-Orient. Nous avons vu pendant toute une période historique les bourgeoisies arabes agiter le drapeau de l’unité de la nation arabe. Elles la réclamaient d’une manière que nous avons considérée comme totalement impraticable, puisqu’elles prétendaient la réaliser par le haut[28], par une réforme, par l’entente entre les États en place, alors que l’intérêt du prolétariat et des masses exploitées et pauvres des villes et des campagnes aurait exigé une unification par le bas, par la destruction de tous les États en place. Cela signifiait non seulement une révolution agraire radicale, mais également l’affrontement ouvert et général avec les monstres impérialistes, ce qui était sans doute très difficile et d’une issue extrêmement douteuse étant donné la paix sociale qui régnait dans les métropoles, mais surtout les bourgeoisies arabes, faibles et couardes, voulaient l’éviter à tout prix.

Quoi qu’il en soit, après la guerre de 1973, la bourgeoisie égyptienne s’entendait directement avec Israël, c’est-à-dire avec la tête de pont de l’impérialisme dans la région, stigmatisé à juste titre comme l’ennemi à abattre pendant toute la période précédente. L’entrée contre-révolutionnaire des armées syriennes au Liban en 1976 montra ensuite à ceux qui pouvaient encore nourrir des illusions sur son caractère progressif, que la bourgeoisie syrienne, champion par excellence de la nation arabe, préférait encore l’ordre et le statu quo social à l’unité. À cette époque, l’OLP elle-même, en rassemblant derrière elle la bourgeoisie et les notables palestiniens, avait déjà abandonné de fait la revendication de la destruction de l’État colonial d’Israël, montrant ainsi qu’elle préfère l’ordre établi impérialiste, dans lequel elle tente de se faire sa petite place, aux « désordres » sociaux provoqués par la lutte pour une revendication désormais trop radicale et qui n’est plus avancée que les jours de fête pour tromper les masses.

Que la bourgeoisie elle-même abandonne la revendication qu’elle avait mise pendant toute une période historique au centre de son programme n’est pas une petite chose. Hier, c’est précisément en s’appuyant sur le fait que la bourgeoisie polonaise elle-même ne mettait plus en avant la revendication de l’unité nationale, que Lénine après Mehring, Luxembourg et Kautsky, a démontré que la bourgeoisie avait épuisé son rôle historique dans l’aire européenne[29].

La domination de la bourgeoisie en tant que classe

C’est à travers des manifestations comme celles que nous venons d’étudier que se constitue un front social commun des classes dominantes. Pour que ce front soit stable et non occasionnel, il faut que la bourgeoisie ait pour l’essentiel façonné la société à son image, que les oppositions entre les différentes fractions bourgeoises soient limitées au minimum par la réalisation plus ou moins complète du programme des réformes bourgeoises. La peur du prolétariat fait le reste.

Comme Engels le remarquait à propos des luttes de classes en France, les différentes fractions bourgeoises avaient déjà démontré leur capacité à taire leurs oppositions face au danger prolétarien, notamment en 1849–51, mais ce « gouvernement de toute la classe bourgeoise » était, « de par sa nature même, passager »[30]. Il en va autrement de la défaite du boulangisme en 1889 : les oppositions s’éteignaient, les vieilles fractions devaient abandonner leurs privilèges et leurs velléités politiques propres, comme cela s’était déjà passé en Angleterre, bref, « pour la première fois », pouvait dire Engels, « vous allez avoir un véritable gouvernement de la bourgeoisie tout entière »[31], la « domination de la bourgeoisie française en tant que classe »[32].

Il est clair que le prolétariat n’est pas indifférent à cette lutte entre fractions bourgeoises et qu’il peut en tirer d’autant plus de profit qu’il parvient à rester sur une position de classe indépendante, sans prendre les concessions de telle ou telle fraction pour une preuve d’amour envers lui. Cette opposition entre fractions a cependant sur le prolétariat un effet trompeur, effet qui diminue lorsque cette opposition elle-même disparaît. Réciproquement, pour se réaliser en dépit des problèmes sociaux non réglés et des réformes trop délicates, cette unification a besoin d’un aiguillon : la lutte prolétarienne. Et si les « coups de tête » d’hier, aussi bien en juin 1848 qu’en mars 1871, poussaient à une union encore « passagère », la croissance régulière du prolétariat comme mouvement social puissamment organisé à la fin du XIXe siècle devait contribuer à cimenter le front commun de l’ordre établi.

« Ce dont je vous félicite le plus », écrivait Engels à Paul Lafargue en 1892, « c’est qu’en France aussi la ‹ masse réactionnaire unique et compacte › de Lassalle, la coalition de tous les pactes contre les socialistes commence à se former […]. C’est le meilleur signe de progrès, c’est la preuve qu’on vous craint, non pas comme force émeutière à action accidentelle, mais comme force régulière, organisée, politique »[33].

Une telle « unification » politique ne signifie nullement que toute friction ait disparu entre partis bourgeois, qui ont encore des visées différentes puisqu’ils représentent des intérêts capitalistes différents : « ici en Angleterre, s’exerce la domination de la classe bourgeoise tout entière, mais cela ne veut pas dire que conservateurs et radicaux ne forment qu’un bloc, au contraire, chaque parti prend la relève de l’autre »[34].

En effet, les antagonismes réels reposant sur des intérêts économiques divergents, que la marche chaotique du capital tend à opposer au lieu de les unir, demeurent, mais toutes les fractions cherchent au moins à mettre au-dessus de leurs querelles leur intérêt commun, leur privilège social. On est alors à l’heure « du parlementarisme à son apogée : deux partis se disputant la majorité et devenant à tour de rôle gouvernement et opposition »[35], tous deux aussi indispensables par conséquent au fonctionnement de la machine de l’État.

Pour expliquer comment se constitue aujourd’hui ce front social unifié dans les pays de jeune capitalisme, il faut encore analyser deux phénomènes : d’abord le rôle de l’impérialisme comme facteur d’unification et de centralisation dans l’évolution historique des vieux capitalismes, et ensuite son poids dans le processus de stabilisation politique des jeunes bourgeoisies.

À l’heure où Engels écrivait, le phénomène d’unification sociale et politique de la bourgeoisie se manifestait pour ainsi dire à l’état pur, sans l’intervention de cet agent centralisateur qu’est le capital financier, qui allait encore renforcer la cohésion des forces politiques bourgeoises en s’appuyant sur la concentration capitaliste elle-même. Grâce à la participation de toutes les fractions de la bourgeoisie à un État dont le maniement revient de plus en plus exclusivement à quelques grands intérêts capitalistes, la bourgeoisie est parvenue par la suite à se doter en même temps d’une véritable main de fer pour tenter de contenir les antagonismes sociaux grandissants et, grâce à l’illusion du « pluralisme, de l’alternance démocratique », d’amortisseurs politiques efficaces.

Ce système a été poussé à ses conséquences extrêmes par la participation à l’État des bureaucraties ouvrières achetées « par les miettes tombées de la table des festins impérialistes », qui livrent à l’ordre établi une classe ouvrière réduite à l’impuissance par le réformisme. Cette tendance, réalisée de façon brutale et violente par les fascismes historiques là où ils ont dû briser la classe ouvrière par la force, s’est accomplie de façon encore plus parfaite dans les démocraties impérialistes occidentales, qui ont vaincu les États fascistes, mais bénéficié de leurs enseignements. Elle s’est également réalisée sous des formes particulières dans les pays de l’Europe orientale. La contre-révolution stalinienne n’a pu y vaincre la révolution prolétarienne qu’en utilisant l’arme de celle-ci, la dictature du parti unique, et l’a introduite à la pointe des baïonnettes dans les « démocraties populaires », de même qu’à l’Ouest la « démocratie libérale » faisait partie de l’équipement des chars Patton.

La tendance à la formation d’un seul parti bourgeois achevant la constitution d’un front social commun de la bourgeoisie est déjà parfaitement contenue dans la démocratie en tant que dictature de classe, comme il ressort des commentaires d’Engels lui-même. Après avoir affirmé qu’en France « conservateurs et radicaux ne forment qu’un bloc » et « qu’au contraire, chaque parti prend la relève l’un de l’autre », il ajoutait en effet :

« Si les choses devaient suivre leur cours classique et lent, alors la montée du parti prolétarien les forcerait finalement sans aucun doute à fusionner contre cette opposition nouvelle et extraparlementaire. Mais il n’est pas probable que les choses se passeront ainsi : leur développement connaitra des accélérations violentes »[36].

Rapports entre jeunes bourgeoisies et impérialisme

Le phénomène d’unification des forces bourgeoises dans les pays de jeune capitalisme n’a pas besoin de parcourir le long cheminement que nous venons de suivre dans les pays de vieux capitalisme. Le processus y est en même temps plus court et plus complexe.

Nous, avons déjà vu que les nouvelles aires parviennent au plein capitalisme plus vite que les vieilles, car le poids de l’impérialisme les condamne à rattraper leur retard à marches forcées[37]. Mais ce n’est pas tout. Les forces qui se heurtent sur ce terrain modifié sont également transformées. Au XIXe siècle, le rempart de la réaction était le tsarisme, le féodalisme russe, qui représentait l’ennemi politique mais plus encore social des bourgeoisies européennes : il y avait entre elles et lui le fossé d’un mode de production.

Au XXe siècle, l’élément féodal-patriarcal existe encore. Mais d’abord, il a mondialement et localement un poids moins grand, et ensuite, là où il subsiste, il se trouve désormais subordonné à l’impérialisme qui s’est asservi politiquement les vieilles classes. Or si l’impérialisme est pour les bourgeoisies ascendantes un adversaire politique et militaire bien plus coriace que ne pouvait l’être hier le tsarisme, il entretient avec elles des rapports sociaux tout à fait différents : rapports de concurrence économique, naturellement, et surtout rapports d’opposition politique tant qu’existe l’oppression coloniale-nationale, mais absence d’antagonisme social. Les vieilles bourgeoisies impérialistes n’ont pas un mode de production différent des jeunes. Elles sont le produit achevé et sénile d’un mode de production dont les nouvelles bourgeoisies ne sont encore qu’une expression adolescente bien que déformée. Il existe entre elles une sorte d’« opposition de générations », mais une identité de société.

Entre la classe bourgeoise et la vieille classe féodale il y avait déjà malgré l’opposition radicale des modes de production un élément de complicité sociale, du fait que toutes deux sont des classes exploiteuses et que la bourgeoisie hérite en partie et perfectionne les méthodes d’oppression utilisées par les États précédents. Cette complicité est mille fois plus grande encore entre les jeunes bourgeoisies et les vieilles qui, bien que leurs adversaires, sont aussi leurs alliées de classe et leurs modèles face aux « classes dangereuses ».

Cette collusion s’est manifestée partout, bien qu’à des degrés très divers, et la lutte nationale s’est souvent terminée sur un compromis pour éviter la radicalisation sociale ; ce fut le cas dans l’Inde de 1947, la Chine de 1949, l’Algérie de 1962 et plus près de nous, la Palestine de 1974–76. Il est clair que dans ce processus de convergence, le stalinisme et la social-démocratie ont joué un rôle actif en tant qu’agents directs de l’ordre impérialiste mondial. De plus, les lendemains de la victoire et l’expérience des indépendances ont uniformément démontré que les jeunes classes bourgeoises, même les plus radicales, ont su rapidement oublier leurs réticences vis-à-vis de leurs ainées et appliquer aux masses exploitées les bonnes vieilles méthodes qui passaient jusque-là pour caractéristiques de la colonisation.

Il faut dire que la domination impérialiste, surtout lorsqu’elle s’est faite directe, carrément coloniale, a mis en place des États dont la fonction est d’instaurer les conditions de l’accumulation de capital, même à partir de formes sociales très archaïques. De tels États au service de l’impérialisme lui confèrent d’incomparables privilèges politiques et économiques auxquels la bourgeoisie locale opprimée ne peut pas ne pas se heurter. Cependant cet État se donne immédiatement des formes centralisées d’administration et de contrôle social et doit mettre sur pied beaucoup plus vite qu’en Europe un réseau de communications et une administration modernes, une école obligatoire, une législation sociale, etc., dans un sens il est en avance sur le développement de la société et de la bourgeoisie elle-même et réalise, grâce au poids social du capital financier, bien des réformes que la bourgeoisie européenne, pour pouvoir se développer, avait dû imposer par la lutte politique aux vieilles classes. Ainsi, même si les jeunes bourgeoisies se heurtent nécessairement à la forme coloniale de l’État et aux privilèges politiques de l’impérialisme, ce dernier leur a considérablement mâché la tâche sociale. Au lieu d’avoir à « modeler la société à leur image » elles se dépêchent de se modeler sur une société au moins partiellement préexistante.

Il s’ensuit que si leur opposition nationale à l’impérialisme les a souvent contraintes à de formidables mobilisations des masses dans des guerres nationales d’envergure, comme en Indochine ou en Algérie, ces bourgeoisies ont eu à faire preuve de bien moins de combativité sociale que leurs aînées du XIXe siècle. Si l’on ajoute à cela l’étroitesse de leur base sociale, leur formidable handicap dans la concurrence avec les bourgeoisies déjà assises, et la timidité qui en résulte vis-à-vis des vieilles classes, patriarcales-féodales, on comprend qu’elles se soient en fin de compte laissé arracher par les masses exploitées moins de concessions sociales et politiques que leurs aînées[38].

Unification tourmentée mais accélérée des jeunes classes bourgeoises

L’épuisement rapide des capacités progressives de la bourgeoisie entraîne des querelles perpétuelles entre les fractions bourgeoises incapables d’imposer par elles-mêmes les réformes indispensables à la marche de la société. Dans ces conditions, la mise en œuvre de ces réformes revient à des dictatures militaires plus ou moins ouvertes, qui s’appuient sur l’élément de centralisation et de discipline que représentent le capital financier et l’impérialisme. Ces « gouvernements forts » parviennent d’autant mieux à vaincre les résistances des différentes fractions bourgeoises qu’ils les soulagent toutes de la peur d’une explosion sociale et d’une irruption des masses exploitées sur la scène politique.

L’Amérique latine des vingt dernières années nous donne de ce phénomène un choix d’exemples presque embarrassant, sans doute parce que le processus y est très avancé, vu que la pénétration du capitalisme a été plus précoce dans cette aire et que les bourgeoisies n’y sont précisément plus si jeunes. D’un côté, les vieilles castes semi-coloniales, incrustées dans la société et l’État, s’agrippent désespérément à leurs privilèges devant la colère populaire et ont besoin d’une injonction péremptoire de leur maître impérialiste pour faire les concessions les plus élémentaires, comme le montre l’exemple d’El Salvador. De l’autre côté, la petite bourgeoisie, même guérilleriste, en vient à trahir les besoins les plus pressants des masses, notamment en matière agraire ou en ce qui concerne les libertés politiques, tant est puissant le besoin de l’ensemble des fractions bourgeoises d’assurer avant tout le renforcement de la machine de l’État, comme le confirme l’exemple du Nicaragua.

Que la tendance à la fusion de tous les partis bourgeois en un seul se soit aujourd’hui considérablement renforcée, c’est incontestable. Le parti bourgeois unique était avec le fascisme l’aboutissement et le complément de la formation d’un front social bourgeois. Avec de stalinisme, il devint le moyen d’évincer le prolétariat du pouvoir. Il s’est désormais transformé dans la grande vague anticoloniale en un instrument d’unification des efforts de la bourgeoisie dans sa lutte contre l’impérialisme et, en même temps, contre les tendances à l’affirmation des intérêts radicaux des masses exploitées ; il est devenu un accélérateur de la « domination de la bourgeoisie en tant que classe ».

Ce processus est encore renforcé par le besoin de l’ensemble de la société bourgeoise de bander toutes ses forces pour faire une place à l’économie nationale sur un marché mondial déjà archiconcentré. La fonction de l’État comme « puissance économique » selon l’expression de Marx est donc portée à un degré encore plus grand que partout ailleurs. Et comme cette puissance a besoin d’être tenue en main par une force elle-même concentrée, c’est l’armée qui, avec sa structure fortement hiérarchisée, se trouve souvent désignée pour cette tâche ; là où le mouvement social n’a pas encore produit de parti unique, c’est elle qui en tient lieu, ou bien elle en crée un qui n’est que son ombre.

Ainsi, la tendance à la formation d’un parti bourgeois unique se fraie la voie même à travers ces dictatures militaires ; en liquidant les influences des classes archaïques, dans l’État sinon dans la société, l’armée déblaie le terrain social pour l’unification stable de la bourgeoisie ; et dans ces conditions, les dictatures militaires tendent à être soutenues par le « consensus démocratique » des partis bourgeois, comme en Argentine ou au Brésil, ce qui les renforce considérablement.

On obtient alors toute une gamme de formes politiques qui ne se distinguent que par les poids respectifs de la hiérarchie militaire et du parti unique, et les façons de s’unir plus étroitement.

La forme idéale de domination de la bourgeoisie comme « classe une et indivisible », représentée à la fin du siècle dernier par le « parlementarisme à son apogée », tend donc à devenir aujourd’hui pour les jeunes bourgeoisies du XXe siècle impérialiste, une sorte de militarisme plébiscitaire ou de dictature militaire consensuelle.

Il est clair que lorsque nous parlons de la bourgeoisie, il s’agit de tout l’arc des classes et sous-classes bourgeoises, qui comprend en particulier la propriété foncière bourgeoise, la bourgeoisie financière et commerciale plus ou moins liée à l’impérialisme, la moyenne et petite bourgeoisie industrielle liée à l’État national, sous-traitante de grands trusts internationaux ou ayant son propre mot à dire sur le marché local, national ou même international, mais aussi la petite bourgeoisie urbaine, artisanale, commerciale ou intellectuelle, les couches moyennes salariées liées à la gestion du capital, la paysannerie riche et moyenne, ainsi que les petits propriétaires. Nous n’opposons nullement la petite bourgeoisie à la bourgeoisie du point de vue de l’accomplissement des tâches bourgeoises. Tout au plus se révèle-t-elle sur le plan politique la fraction bourgeoise la plus extrême. En effet si l’on regarde les révolutions les plus significatives parce que les plus radicales, comme celles de la Chine ou de l’Algérie, on voit que ce n’est nullement la bourgeoisie libérale qui a tenu le devant de la scène, mais bien la petite bourgeoisie ; comme dans la France jacobine, c’est elle qui a fourni le parti de la révolution bourgeoise. Cette constatation est d’une grande importance aujourd’hui où de nombreux courants admettent bien que la bourgeoisie a épuisé son rôle révolutionnaire, mais prêchent le bras-dessus – bras-dessous avec la petite bourgeoisie pour terminer les tâches bourgeoises anti-féodales et anti-impérialistes, même dans des pays où elle participe déjà d’une manière ou d’une autre à l’État[39].

S’il était donc juste au début du siècle d’attendre en Orient un cycle révolutionnaire bourgeois plus brillant qu’il ne fut dans l’aire russe, la bourgeoisie s’y est tout de même comportée avec la couardise caractéristique des cadettes arrivées après leurs grandes aînées euro-américaines sur la scène de l’histoire.

À la limite de deux époques

Il est manifeste aujourd’hui que nous assistons à la fin de la grande vague du mouvement anti-impérialiste du second après-guerre, qui a été marqué par la constitution de grands États nationaux dans la vaste aire géographique centrée sur la Chine et allant de la Corée au Maghreb, mais dont les secousses se reflétaient jusqu’en Afrique noire et en Amérique latine. L’unification apocalyptique de la péninsule indochinoise, l’entrée contre-révolutionnaire des troupes syriennes au Liban, le tarissement des mouvements guérilleristes en Amérique latine et l’impuissance avérée du sandinisme, l’incapacité de la « révolution islamique » à résoudre les problèmes sociaux qui ont mis les masses iraniennes en mouvement et le carnage perpétré au Kurdistan sous un masque anti-impérialiste, l’aplatissement de la guérilla qui accepte au Zimbabwe de servir de décorum au pouvoir blanc, tous ces événements tragiques constituent des signes de ce tournant.

La question qui se pose désormais est la suivante : après la première vague orientale de 1905–1927 et la grande vague du second après-guerre, en gros 1945–1975, la nouvelle vague sociale qui secouera les continents de capitalisme neuf prendra-t-elle le même caractère d’une vague avant tout bourgeoise, c’est-à-dire anti-féodale et anti-impérialiste ? Toute l’étude que nous avons entreprise tend à montrer que la fin de cette vague arrive à un moment où les continents économiquement « arriérés » ont précisément considérablement mûri et « avancé » du point de vue capitaliste. Nous avons rassemblé dans un tableau quelques données caractéristiques de la maturité du développement capitaliste. On peut voir que toutes concordent pour faire de la part de la population active non agricole dans la population totale un critère relativement fiable du degré de transformation capitaliste du tissu social.

Comparaison du degré de développement capitaliste des différentes aires
Pays/Région Population PNB Population active non agricole dans la population active totale PNB par habitant Consommation d’énergie par habitant
1977
millions hab.
1977
milliards $
1977
%
1977
$
1976
kg. équiv. charbon
Amérique Nord 240 2091 97 8710 11 364
Europe Occidentale 371 2102 88 5670 4268
Europe Est 108 354 70 3280 5336
URSS 259 861 81 3320 5233
Japon 113 737 87 6520 3679
Océanie 22 121 93 5500 4818
 Nord 1113 6266 86 5630 6081
Afrique du Sud 27 38 71 1410 3345
Amérique Latine 342 437 64 1280 1030
Proche-Orient 220 316 50 1440 851
Extrême-Orient 978 453 39 460 759
Sud-Est Asiatique 330 115 37 350 238
Subcontinent Indien 832 129 33 155 187
Afrique Centrale 300 100 27 330 111
 Sud 3029 1588 39 525 540
Monde 4142 7854 53 1900 2057
Sources : World Bank, « 1979 World Bank Atlas » (Washington 1979) pour la population, le PNB et le PNB per capita : FAO, « Production Yearbook », vol. 31, 1977 (Rom 1978) pour la population active agricole : United Nations, « World Statistics in Brief », 1978, (New York 1978) ; Banque Mondiale, « Rapport sur le développement dans le monde », 1978 (Washington 1978) pour la consommation d’énergie par habitant.

Au XIXe siècle, des pays comme les États-Unis, l’Allemagne et la France ont passé le cap de 50 % de population active non agricole dans la période 1860–1880, soit à peu près au moment où l’on considère que se termine la transformation révolutionnaire du capitalisme. Vers 1870, l’Italie en était à 40 %, l’Espagne et la Hongrie à 30 %. Le Japon, lui, a passé ce cap vers 1930 et la Russie dans les années 50, à l’heure où le stalinisme a laissé la place au khrouchtchevisme. Le parallèle avec les nouvelles aires capitalistes est instructif, même si la comparaison doit tenir compte du fait que des zones de développement capitaliste très avancé et concentré y coexistent avec de vastes secteurs archaïques souvent encore semi-féodaux et patriarcaux. L’Amérique latine dans son ensemble passe ce cap des 50 % à la fin des années 50, soit au moment de la révolution cubaine, le Proche-Orient (considéré du Maroc à l’Iran, Turquie comprise) au milieu des années 70.

Si l’on compare maintenant les pays qui ont formé l’épicentre des bouleversements politiques au XIXe siècle et au XXe, proportionnellement, la population active chinoise travaillant dans l’agriculture, est comparable en 1975 à celle de la France de 1848–50 et au rythme actuel, elle descendra en 2000 au niveau de la France de 1880. Le subcontinent indien et le Sud-Est asiatique se trouvent aujourd’hui dans une situation comparable à celle de l’Allemagne ou des États-Unis de 1850, l’Afrique noire à celle de l’Europe méridionale de la même époque. L’Afrique noire, qui est l’aire globalement la plus retardataire, a aujourd’hui une population active non agricole qui égale cependant celle du subcontinent indien, du Sud-Est asiatique ou de la Chine du début des années 60, ou encore de la Russie de 1927–28, à la veille de la grande industrialisation stalinienne.

Aujourd’hui, déjà, le problème de la transformation socialiste de ces aires se pose en d’autres termes que pour la Russie de 1917. Le suréquipement des pays riches permettra d’accélérer cette transformation qui sera de plus en plus l’œuvre du prolétariat de tous les continents.

Or nous avons vu que si les cycles économiques s’accélèrent, les cycles politiques tendent à se raccourcir davantage encore, et que la capacité progressiste des bourgeoisies de la « zone des tempêtes » était en train de s’épuiser. Peut-on imaginer dans ces conditions qu’une nouvelle vague révolutionnaire – c’est-à-dire non un simple épisode, mais un mouvement s’étendant sur vingt ou trente années – prenne les caractères d’une nouvelle « phase éruptive du mouvement anticolonial », surtout si l’on tient compte du fait que les luttes prolétariennes stimulées par la crise pointent à l’horizon ? Au terme de cette étude, la simple énonciation d’une telle hypothèse révèle combien elle est improbable. Si les grandes phases historiques sont déterminées par de « grands événements historiques », il est certain que la fin d’une vague révolutionnaire en est un. C’est pourquoi nous pouvons considérer que la fin de la guerre d’Indochine borne bien cette phase essentiellement caractérisée par l’« éveil de l’Asie », qui s’est donc étalé de 1905 à 1975. La coïncidence de la fin de ce grand cycle historique avec la fin du cycle d’accumulation de l’après-guerre et l’entrée dans une ère de crises capitalistes de tous ordres a une énorme importance, parce qu’elle doit stimuler la lutte prolétarienne dans les pays de jeune capitalisme à un moment où nous attendons également de la crise le retour de la lutte de classe indépendante dans les métropoles impérialistes d’où la contre-révolution stalinienne l’a chassé pendant plus de cinquante années.

Dans cette hypothèse, la prochaine vague révolutionnaire révélera certes la maturité plus grande de certaines régions, et le retard d’autres où pourront encore se manifester une sorte de regain anticolonial, et des avances et reculs inévitables dans des mouvements locaux et partiels. Elle devra inévitablement frayer sa voie dans un terrain encombré par une multitude de tâches encore bourgeoises, qui résultent du poids des vieux rapports sociaux et de la domination de l’impérialisme sous des formes plus ou moins archaïques. Mais dans l’ensemble, cette vague assumera dans les pays de jeune capitalisme un caractère prolétarien accusé. En attendant qu’elle prenne son essor, nous sommes « à la limite de deux époques », comme le montre l’impuissance politique des partis petits-bourgeois qui cherchent à canaliser le mouvement social aussi bien en Iran qu’en Amérique centrale.

Le vrai résultat des révolutions bourgeoises, c’est l’apparition du prolétariat

Pendant des décennies, nous avons combattu tous les courants qui ne voyaient dans les batailles nationales de la « zone des tempêtes » que la permanence de la lutte pour la « liberté », la « nation », la « démocratie » et autres valeurs bourgeoises « éternelles », et sympathisaient avec elles dans cette mesure exclusivement. Nous avons dû combattre également les courants qui les condamnaient sous prétexte qu’elles étaient nationales, démocratiques et donc bourgeoises. Pour nous, marxistes révolutionnaires, ces luttes ne frayaient pas seulement la voie à la domination de nouvelles bourgeoisies ; elles frayaient aussi la voie à un prolétariat moderne, vigoureux, jeune, plein d’audace, révolutionnaire, qui ne brandissait le drapeau de la « nation » et de la « démocratie » que pour empoigner plus vite le sien dès que le terrain social et politique serait déblayé : « la bourgeoisie produit avant tout ses propres fossoyeurs », proclamait le « Manifeste »[40]. Tel est bien le fruit des luttes de classe du XXe siècle dans les continents économiquement en retard.

Il est difficile de chiffrer avec précision l’évolution de la classe ouvrière dans les différentes aires ; même là où elles existent, les statistiques bourgeoises utilisent des critères variables et fluctuants. Une évaluation très approximative (qu’on essayera de préciser ultérieurement) permet cependant d’indiquer des ordres de grandeur. On voit alors que si les ouvriers d’usine des seuls pays industrialisés sont passés entre la fin des années 20 et celle des années 70 de 50 à 100 millions, leur nombre est passé de 10 à 50 millions environ dans les nouveaux continents. La croissance de la classe ouvrière y a été très forte, puisque le nombre d’ouvriers d’usine a été multiplié par cinq dans les pays de jeune capitalisme alors qu’il a seulement doublé dans les pays industrialisés. Et on n’a retenu ici que des ouvriers employés dans des industries manufacturières, à l’exclusion des mines, du bâtiment et des travaux publics et des autres catégories. Si l’on tenait compte de tous ces ouvriers actifs de l’industrie, de leur famille et des chômeurs qu’ils font vivre, on pourrait certainement arriver à cette conclusion que la classe ouvrière industrielle est dès à présent numériquement au moins aussi importante dans les pays de jeune capitalisme d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine que dans les pays du capitalisme sénile. Il est certain que la taille moyenne des industries y est moins forte, mais elle est compensée par un poids relatif plus grand des grandes concentrations industrielles et urbaines.

De plus, les jeunes classes ouvrières ne manquent pas une occasion de manifester leur existence : depuis les émeutes du Caire en janvier 1977, les affrontements de janvier 1978 en Tunisie, les grandes grèves de 1978 et 1979 au Pérou et au Brésil, la mise en mouvement de la classe ouvrière iranienne que ne parvient pas à calmer la « révolution islamique », chaque mois de cette année 1980 apporte des signes de vitalité ouvrière. Le prolétariat entre en lutte, que ce soit dans la brèche ouverte par les étudiants, à Tizi-Ouzou en avril ou à Kwangju en mai, à côté d’eux comme au Cap ou à Durban en juin, ou seul comme dans la puissante révolte d’Izmir en février, ou dans la magnifique grève des métallurgistes de Sao Paulo en avril-mai. Il n’est pas jusqu’à la Chine qui ne soit touchée par l’agitation ouvrière, même si on se montre officiellement très discret sur ce phénomène[41].

Ensuite, le grand cycle révolutionnaire bourgeois, en créant d’immenses États, comme la Chine qui compte à elle seule près du quart de l’humanité, simplifie d’autant la tâche du prolétariat en lui évitant d’avoir à disperser ses efforts dans de multiples batailles politiques locales, comme c’est encore le cas dans d’autres régions. Mais même dans les zones où la bourgeoisie n’a pas eu la force de dépasser la balkanisation favorisée par le jeu de l’impérialisme, les tendances séparatistes des vieilles classes et sa propre couardise, au Moyen-Orient arabe par exemple, le brassage des populations sous l’action du capital est tel que le terrain se déblaie lentement mais sûrement pour fondre toutes les nationalités en une seule. De plus, le grand courant des migrations internationales n’a jamais été aussi massif, assurant un flux ininterrompu entre les pays de jeune capitalisme et les vieilles métropoles impérialistes du Vieux comme du Nouveau Monde, apportant le sang neuf de la révolte sociale aux vieilles classes ouvrières encore paralysées par les défaites passées et le poids des « garanties sociales ».

Enfin, et c’est le plus important, avec la fin de la vague anti-impérialiste, les jeunes bourgeoisies sapent elles-mêmes, en s’alignant sur l’ordre établi international, les justifications anti-impérialistes au nom desquelles elles ont réussi à exiger du prolétariat le sacrifice de ses revendications propres. « La classe ouvrière avait, a, aura toujours ses propres problèmes, mais pendant la Révolution, elle a oublié ses propres revendications dans un acte de foi extraordinaire », déclarait au moment de l’indépendance algérienne Khider, secrétaire général du FLN[42]. Ceux qui se sont engraissés de la misère des masses ouvrières peuvent-ils demander encore, vingt ans après, de tels « actes de foi » ? La répression qui sévit en Algérie après les émeutes de Tizi-Ouzou donne à cette question une réponse sans équivoque.

Comme nous l’avons maintes fois noté avec enthousiasme ces dernières années[43], cette classe ouvrière qui vibre encore de la spontanéité révolutionnaire qu’elle a acquise dans la lutte contre l’impérialisme est déjà poussée par la crise à avancer ses propres revendications, ne serait-ce que sur le plan immédiat, et à les défendre avec fougue et héroïsme, dans des conditions où elle a tout à conquérir à commencer par les libertés d’association, de grève, de presse, que la bourgeoisie s’est bien gardée de lui concéder pour sa participation à la lutte nationale. Nous voyons dans la révolte de ces jeunes classes ouvrières l’image de l’avenir qui attend tôt ou tard l’ensemble de la classe ouvrière des pays « avancés », quand auront fini de s’écrouler les « assurances » et les « garanties » concédées par les bourgeoisies impérialistes pour endormir le prolétariat des vieux capitalismes avec l’aide des faux partis « ouvriers », réformistes et social-impérialistes.

Quel « héritage » nous laisse la bourgeoisie

Lénine écrivait en 1907, en reprenant Engels et en considérant l’expérience de plus d’un siècle de révolutions :
« Il a été vérifié que pour atteindre vraiment ses objectifs immédiats, ses objectifs bourgeois déjà tout à fait mûrs, pour assurer définitivement les conquêtes bourgeoises minimum, la révolution devrait dépasser de beaucoup ces objectifs. On peut imaginer le mépris qu’aurait eu Engels pour les recettes petites-bourgeoises qui, d’avance, voulaient maintenir la révolution dans son cadre purement et étroitement bourgeois, afin, disaient les mencheviks caucasiens dans leur résolution de 1905, que ‹ la bourgeoisie ne se détourne pas ›, ou, comme le disait Plekhanov à Stockholm, qu’il y ait ‹ une garantie contre la restauration › »[44], et comme le répètent jusqu’à l’écœurement aujourd’hui encore les héritiers de Staline et de Mao, et tous les démocrates socialisants partisans de fondre le prolétariat dans des « fronts nationaux », même lorsqu’ils ont perdu tout semblant de potentialité révolutionnaire.

La remarque de Lénine a été plus que confirmée par l’expérience des cinquante dernières années où le prolétariat n’a pu fournir le volant d’inertie capable de faire aller les révolutions au-delà de leurs objectifs bourgeois, et où elles sont donc restées bien souvent en-deçà de ce qu’on pouvait théoriquement en attendre. C’est la raison pour laquelle, au terme de son cycle, la bourgeoisie nous « laisse en héritage » une quantité de tâches non encore réalisées et qu’il est du devoir du prolétariat de prendre en charge. Nous allons dresser un tableau rapide de ces tâches dans les différentes aires et sous-aires de jeune capitalisme. Il ne faut pas croire cependant que la délimitation des différentes aires soit définitive, ni l’énumération de ces tâches – dont nous ne mentionnerons que les plus cruciales suivant les aires – complète et inchangeable.

Amérique Latine

(Amérique du Sud et du Centre)

Formes de pouvoir : Différentes combinaisons de fractions bourgeoises, depuis la prédominance de castes semi-coloniales jusqu’au partage du pouvoir entre secteurs de la grande bourgeoisie foncière et industrielle fortement alliée à l’impérialisme, avec une tendance grandissante à l’unification « démocratique » des fractions autour de gouvernements forts.

Revendications bourgeoises : Mouvements paysans de révolte contre la grande propriété foncière archaïque (États andins, Brésil, Caraïbes Mexique) restes de mouvements anticoloniaux (Amérique centrale).

Extrême-Orient

(Chine, Corée, Mongolie)

Formes de pouvoir : Forte tendance à la stabilisation de la bourgeoisie et à son unification politique sous la forme du parti unique, par élimination des scories du romantisme petit-bourgeois de la période révolutionnaire (Chine), cliques bourgeoises liées à l’impérialisme (Mongolie, Corée, Taïwan).

Revendications bourgeoises : en dehors de celles énoncées plus loin pour toutes les aires, à l’état de traces, sauf en Mongolie, Corée, à Taiwan et, sans doute, quelques régions de la Chine occidentale.

Asie du Sud-Est

(Indonésie, Malaisie, Philippines, Péninsule indochinoise)

Formes de pouvoir : Vaste gamme de formes allant de la dictature militaire de cliques mises en place par l’impérialisme et s’appuyant sur des combinaisons de classes plus ou moins archaïques ou modernes (Thaïlande, Indonésie) à la domination de la bourgeoisie sous forme de parti unique (Vietnam).

Revendications bourgeoises : Révoltes paysannes dirigées contre la vieille propriété foncière inégalement transformée par le haut, révoltes contre les privilèges impérialistes et, secondairement, révoltes de minorités nationales opprimées.

Subcontinent indien

(Inde, Ceylan, Pakistan, Bangladesh, Afghanistan et divers petits États)

Formes de pouvoir : Combinaisons variées et encore instables de propriété foncière plus ou moins transformée, de moyenne bourgeoisie industrielle, de grande bourgeoisie financière, avec formes de pouvoir semi-archaïques (États himalayens) ou cliques bourgeoises mises en place par l’impérialisme (Afghanistan).

Revendications bourgeoises : Révoltes contre la vieille propriété foncière et les restes de servage ; égalité sociale et politique (problème des castes), acuité des questions religieuse, féminine, des nationalités mineures opprimées (Inde du Nord-Est, Pakistan), révoltes anticoloniales (Afghanistan).

Proche-Orient

(Iran, Turquie, Arabie et Croissant fertile, Égypte, Maghreb)

Formes de pouvoir : Combinaisons de fractions bourgeoises avec début de tendance à la stabilisation et à l’unification politique dans certains pays, mais restes importants de vieilles classes dans d’autres (péninsule arabique).

Revendications bourgeoises : Révoltes contre les restes de vieilles propriété foncière ; question confessionnelle et laïcité de l’État, question de la République, égalité des droits, questions féminine et religieuse très aiguës, révolte de minorités nationales opprimées (Kurdistan) et contre les restes de régime colonial direct (Israël).

Afrique du Sud

Formes de pouvoir : Alliance de la grande bourgeoisie financière et de formes de propriété minière et foncière utilisant les rapports colonial-esclavagistes.

Revendications bourgeoises : Élimination de l’apartheid et de la domination blanche, État unitaire, égalité des droits, élimination des restes esclavagistes, tribaux, etc.

Afrique Centrale

(Afrique au Sud du Sahara, à l’exclusion de l’Afrique du Sud)

Formes de pouvoir : De la domination coloniale à peine voilée à des formes d’association avec l’impérialisme laissant davantage de place aux vieilles castes locales transformées par le haut et surtout aux classes bourgeoises naissantes.

Revendications bourgeoises : Révoltes contre les restes de servage et d’esclavage colonial, contre le poids des privilèges tribaux, l’inégalité ethnique ; révolte contre les privilèges de l’impérialisme et toute la gamme de formes plus ou moins anciennes de domination, pour l’émancipation de la race noire du joug de l’impérialisme blanc.

• • •

À ce rapide survol qui doit servir de base au travail du parti, il faut tout de suite ajouter la revendication de la nationalisation de la terre, centrale en matière agraire, et authentiquement bourgeoise par son contenu, mais que les révolutions bourgeoises du XXe siècle n’ont pas davantage réalisée que celles du XIXe siècle. Ensuite, celle des libertés politiques, c’est-à-dire des droits de réunion, d’associations, de presse, etc., qui font théoriquement partie du programme de la démocratie bourgeoise, mais que la vague révolutionnaire bourgeoise du XXe siècle n’a en général pas concédés au prolétariat et aux masses exploitées des villes et des campagnes, à la différence de ce qui s’est passé au siècle dernier.

Il n’est pas exclu que la bourgeoisie avance encore à un moment ou à un autre certaines de ces revendications, en particulier celles qui concernent l’État, comme l’instauration de la république ou des libertés politiques. Mais elle le ferait en les isolant des autres et en les privant de tout tranchant révolutionnaire. Mieux, elle les conçoit comme de simples réformes accordées pour tromper le prolétariat et obtenir son appui à l’État ainsi démocratisé, bref comme un instrument pour renforcer encore sa domination de classe. En tout état de cause, le prolétariat fait de ces revendications, qu’elles soient politiques ou sociales, un levier de son émancipation révolutionnaire et n’attend leur satisfaction complète que de sa propre dictature de classe. Toutes ces revendications font désormais partie du programme immédiat de la révolution prolétarienne mondiale.

Soixante ans après Bakou

Toute une période historique se clôt donc dans le mouvement social, mais également dans la vie de notre petit parti, qui s’est reconstitué dans les années cinquante en restaurant l’ensemble de la doctrine marxiste, y compris avec ses perspectives historiques. En ce qui concerne l’Orient, il avait dû reprendre celle qui avait été définie en juillet 1920 à Moscou et complétée en septembre de la même année par le Congrès des Peuples de l’Orient à Bakou.

La perspective était alors « l’union des centaines de millions de paysans d’Orient avec les prolétaires d’Occident » pour la destruction de l’impérialisme mondial et l’instauration de la République universelle des Soviets[45]. Elle est désormais l’union des centaines de millions de prolétaires des vieux et nouveaux mondes entraînant derrière eux, dans la lutte contre les forteresses impérialistes et toute la chaine mondiale des États bourgeois, les masses aussi nombreuses de paysans pauvres et exploités des continents dominés.

Le but immédiat est l’État prolétarien, qu’on aurait appelé la « République mondiale des Conseils des ouvriers et des paysans pauvres » dans les conditions de 1920, c’est-à-dire à une époque qui a donné la forme jusqu’ici la plus élevée de cet État. Cependant, étant un instrument de lutte dans une période de transition révolutionnaire, il ne saurait, pas plus demain qu’hier, tirer sa force organisatrice de canons constitutionnels ou de schémas représentatifs, mais seulement de sa nature de dictature de classe, centralisée à l’échelle internationale grâce à la direction sans partage du parti communiste mondial.

L’État prolétarien ne se contentera pas de liquider rapidement les vieux rapports féodalo-patriarcaux et l’oppression impérialiste dans les continents dominés. Il devra prendre partout toutes les mesures immédiates assurant la pleine participation des prolétaires et des paysans pauvres à la marche de l’État, ainsi que toutes les mesures économiques et sociales contenues depuis toujours dans l’arsenal prolétarien pour arracher les larges masses à la misère provoquée par le capitalisme.

Une des tâches urgentes sera l’institution despotique d’un plan unique mondial qui, en violant les lois du marché, mettra à la disposition de l’ensemble du monde, l’ensemble des richesses aujourd’hui accumulées dans une poignée de pays hyperprivilégiés aux dépens de l’immense majorité des pays économiquement dominés. La mise au service de l’humanité entière des formidables capacités productives détenues par les pays riches, tant dans le domaine agricole qu’industriel, donnera à la dictature prolétarienne les moyens de parer aux besoins urgents des masses miséreuses des pays pauvres en nourriture et en produit de première nécessité, avant même que le transfert brutal des moyens des productions aujourd’hui accaparés permette de jeter les bases d’une organisation rationnelle de la production à l’échelle de la planète. Cette action deviendra plus harmonieuse et plus consciente à mesure que le marché pourra disparaître et que s’opérera la transformation communiste de la société.

Notes :
[prev.] [content] [end]

  1. « Les perspectives de l’après-guerre en relation avec la plate-forme du parti » « Prometeo » № 3, 1946, repris dans « Per l’organica sistemazione dei principi comunisti », ed. « Il Programma Comunista », Milan 1973, page 151. Ce texte sera prochainement traduit dans cette revue.

  2. Pour ne citer que les plus importants : « Pour mettre les points sur les i » (« Raddrizzare le gambe ai cani 1952 »), paru en éditorial de « Programme communiste » № 55.
    « Facteurs de race et de nation dans la théorie marxiste » (Réunion générale de Trieste 1953), Éditions Prométhée, Paris, 1979.
    « Les révolutions multiples » (Réunion générale de Gênes - 1952) paru dans « Le Prolétaire » № 164.
    « Pression raciale sur la paysannerie, pression de classe des peuples de couleur » (1953), publié dans « Le Prolétaire » № 165.
    « Les luttes de classes et d’États chez les peuples de couleur, champ historique vital pour la critique révolutionnaire » (Réunion générale de Florence - 1958) « Il Programma Comunista » № 3 à 6, 1958.
    « Rapport de la Réunion générale de Turin » (1958), paru dans « Le Prolétaire » № 166.
    « L’éclatant réveil des ‹ peuples de couleur › dans la vision marxiste » (Réunion générale de Bologne 1960), « Il Programma Comunista » № 1 et 2, 1961.
    « La question nationale et coloniale » (Réunion générale de Paris - 1972), « Le Prolétaire » № 143.

  3. En ce qui concerne la Chine, voir notamment le rapport à la réunion générale de Florence, 1958, cité en note (2).

  4. « Russia e rivoluzione nella teoria marxista » paru dans « Il Programma Comunista » № 21 de 1954 à № 8 de 1955 et « Struttura economica e sociale della Russia d’oggi » paru dans « Il Programma Comunista » № 10 de 1955 à № 12 de 1957 et repris aux éd. « Il Programma Comunista », Milan, 1976.

  5. « Les perspectives de l’après-guerre », op, cit., p. 151.

  6. « Les révolutions multiples », 1953, reproduit dans « Le Prolétaire » № 164.

  7. Nous renvoyons le lecteur à la fameuse « Adresse du Conseil central à la Ligue » de mars 1850 où cette tactique est parfaitement définie par Marx pour l’Allemagne de l’époque et que Lénine, en disciple scrupuleux, n’a fait que reprendre pour la Russie du début du siècle. Ce texte a été publié en français dans « Karl Marx devant les jurés de Cologne », « Œuvres complètes de Karl Marx », éd. Costes, Paris 1939, et plus récemment par les « Cahiers Spartacus », 2e série, № 36, 1970.

  8. Voir à ce sujet « Éléments d’orientations marxistes » et les « Trois phases du capitalisme » 1947, les textes du parti communiste international, № 4. Éd. « Programme communiste ».

  9. Après avoir passé en revue un certain nombre de termes peu satisfaisants, nous avons écrit « Nous continuerons donc à utiliser le terme aire que les Américains ont introduit pour désigner des parties du monde habité où vivent une économie, une monnaie, une influence politique, même si l’expression ‹ champ historique › nous déplaisait moins. Il s’agit en fait, chaque fois, de lier un périmètre géographique déterminé à un intervalle chronologique déterminé » (« Russia e rivoluzione », 7…).

  10. « Leçons des contre-révolutions », 1957, publié en français dans « Programme communiste » № 63, juin 1974.

  11. Lénine, « Sous un pavillon étranger », « Œuvres », t. 21, pp. 143–144.

  12. Id., Ibid., p. 145.

  13. Id., Ibid., p. 148. Nous invitons le lecteur désireux d’approfondir la question à reprendre intégralement l’article de Lénine.

  14. Nous n’inventons rien : « La vision eurocentriste avec laquelle Marx et Engels analysèrent le problème des colonies persiste dans le filon des théories de l’impérialisme qui mûrirent par la suite dans le mouvement socialiste, au moins jusqu’aux écrits de Lénine qui datent du début de la première guerre mondiale […] Naturellement Marx se garda bien de tomber dans une banale justification du colonialisme » écrit Renato Monteleone dans sa présentation des écrits de Kautsky rassemblés dans le volume intitulé « La questione coloniale », Éd. Feltrinelli, Milan, 1979. Bref, il est insinué que si Marx ne tombait pas dans la justification « banale » du colonialisme, le marxisme ne serait pas pour autant exempt de ce reproche. Nous devons revenir sur la réfutation de cette ridicule accusation à la mode dans un prochain travail.

  15. « Sous un pavillon étranger », op. cit., il faut aussi signaler que de grands marxistes comme Rosa Luxembourg en personne ne parvinrent pas à dépasser ce type d’erreur. Elle vit en particulier dans la fin du cycle révolutionnaire de la bourgeoisie en Pologne non seulement le dépassement de la « vieille solution » donnée par Marx à la question polonaise, mais carrément la fin de la revendication de la nationalité. C’est cette erreur que Lénine combattit contre la grande militante révolutionnaire elle-même.

  16. Nous renvoyons le lecteur à l’article intitulé « Le marxisme et la Russie », paru dans « Programme communiste » № 68.

  17. Nous renvoyons le lecteur à l’article intitulé « Marxisme et sous-développement » paru dans « Programme communiste » № 53–54.

  18. On peut citer notamment « Pour mettre les points sur les i », « Facteurs de race et de nation dans la théorie marxiste » et « Les révolutions multiples », textes déjà mentionnés à la note (2), ou les « Leçons des contre-révolutions », évoqués à la note (10).

  19. « Russia e rivoluzione nella teoria marxista », op. cit.

  20. « La grande erreur des Allemands, » écrivait Engels le 17 août 1883 à Bernstein, « c’est de se représenter la révolution comme quelque chose qui se règle en une nuit. En fait, c’est un processus de développement des masses dans des conditions accélérées, processus s’étendant sur des années. Chacune des révolutions qui s’est faite en une nuit (1830) s’est bornée à éliminer une réaction d’emblée sans espoir ou a conduit directement au contraire de ce qu’elle s’efforçait de réaliser (cf. 1848, France) » (« Marx-Engels La commune de 1871 », UGE, Paris, 1971).

  21. Pour la fermeture du cycle national en Europe, voir l’article intitulé « Le rôle de la violence dans l’histoire » paru dans « Programme communiste » № 81, et surtout « Facteurs de race et de nation dans la théorie marxiste », op. cit.

  22. Même après 1870 en France, la lutte pour les réformes n’excluait nullement de nouvelles « révolutions constitutionnelles », du moins avant 1889. Quant à l’Allemagne, Engels s’attendait encore en 1885 à ce que, tout comme en 1850, la « démocratie pure » prenne tout d’abord le devant de la scène dans la révolution à venir. Il l’explique notamment dans « Quelques mots sur l’histoire de la ligue des communistes », octobre 1885, in « Karl Marx devant les jurés de Cologne », « Œuvres complètes de Karl Marx », Éd. Costes, Paris, 1939, p. 94.

  23. On peut renvoyer le lecteur au célèbre programme d’Erfurt de 1891 et à sa Critique par Engels (In « Marx Engels, ‹ Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt › », Éd. sociales).

  24. Lénine, « Sous un pavillon étranger », « Œuvres », t. 21, p. 145.

  25. Lénine parlait en 1912 de la bourgeoisie chinoise et de son représentant Sun Yat-sen comme d’« une classe ascendante et non déclinante qui ne craint pas l’avenir mais croit en lui et lutte pour lui avec abnégation ». Et il ajoutait : « Elle est pourrie, la bourgeoisie occidentale, déjà confrontée à son fossoyeur, le prolétariat. En Asie, par contre, il y a encore une bourgeoisie capable de représenter une démocratie conséquente, sincère et militante, une bourgeoisie qui est la digne compagne des grands prédicateurs et des grands hommes d’action de la fin du XVIIIe siècle français » (« Démocratie et populisme en Chine », « Œuvres », t. 18, p. 164).

  26. « Staline-Malenkov : toppa non tappa » (Staline-Malenkov : un rapiéçage non une étape), article publié dans le № 6 de notre bimensuel en langue italienne « Il Programma Comunista », de 1953.

  27. « Le Prolétaire », № 196, 17 mai 1975.

  28. Voir « La chimère de l’unité arabe réalisée par l’entente entre les États », « Il Programma Comunista » № 10 (1957) et « Les causes historiques du séparatisme arabe », « Programme communiste » № 4.

  29. Voir notamment l’article de Lénine intitulé « La question nationale dans notre programme », 1903, « Œuvres », t. 6, les pages 479–482.

  30. « Lettre à Laura Lafargue », 8 octobre 1889, « Correspondance EngelsLafargue », t. II, Éd. sociales, Paris 1957, p. 339.

  31. Id., ibid., p. 339.

  32. « Lettre à Laura Lafargue » du 29 octobre 1889, op. cit., t. II, p. 317.

  33. « Lettre d’Engels à Paul Lafargue » du 9 mai 1892, op. cit., t. III, p. 184.

  34. « Lettre d’Engels à Laura Lafargue » du 29 octobre 1889, op. cit., t. III, p. 347.

  35. Id., ibid., p. 347.

  36. Id., ibid., p. 347.

  37. Voir la partie intitulée « Phases, principe et tactique ».

  38. Voir la série intitulée « La question des libertés politiques » publiées dans notre organe bilingue pour les pays du Maghreb « El Oumami » № 6 et 7.

  39. Nous l’avons montré en particulier dans la note intitulée « Le programme des ‹ Fedayin › iraniens, ou les limites du démocratisme » paru dans « Programme Communiste » № 81.

  40. Marx et Engels, « Manifeste du Parti Communiste », Éd. Sociales, Paris, 1972, pp. 65–67.

  41. « Les entreprises chinoises, à tous les niveaux, » lit-on dans « Le Courrier des Pays de l’Est », № 219 de juin 1978, « semblent avoir connu de graves problèmes de discipline au cours de ces deux dernières années : grèves, factions diverses, arrêts de travail sans cause précise [sic !], rythme de travail très ralenti. La politique de reprise en main a porté sur les changements opérés au niveau de la direction […] mais aussi sur le rétablissement de règles et de réglementation du travail ».

  42. Cité par François Weiss, « Doctrine et action syndicale en Algérie », Éd. Cujas, Paris 1970, P. 87.

  43. Nous renvoyons notamment le lecteur aux articles « D’Izmir en Turquie, un encouragement à reprendre la guerre de classe » paru dans « Le Prolétaire » № 308, « Leçons des luttes ouvrières récentes » dans « Le Prolétaire » № 312 et « Le Parti face à ses tâches internationales » dans « Le Prolétaire » № 315.

  44. Lénine, « Pour bien juger de la révolution russe », « Œuvres », t. 15, pp. 57–58.

  45. Voir « Le Premier Congrès des Peuples de l’Orient », Bakou 1920, Réédition en fac-similé François Maspero, Paris, 1971.


Source : « Programme communiste », 1980, № 83, S. 23–58

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